Afrique : Sahel : L’aventure dictatoriale
Érosion des espaces de libertés, non respect du calendrier des transitions, industrie de la propagande, manipulation des opinions, médias sous haute surveillance, suppression des partis politiques… Petit à petit, les juntes du Sahel font le nid des nouvelles dictatures de la région.
Nous l’annoncions ici même le mois dernier. Les juntes de l’Alliance des Etats du Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso) s’engagent à présent dans la phase finale de leur projet : l’instauration de néo-dictatures. Le Mali étant devenu le devancier de la troupe, c’est à Bamako que des actes aussi décisifs que spectaculaires se sont produits ces derniers jours. Après la longue séquence d’arrestations, d’intimidations d’opposants et d’incarcérations abusives et arbitraires, le régime militaire, sans fournir la moindre explication, a gaillardement enjambé le délai limite de la transition, le 26 mars 2024, pour poursuivre sa marche vers une confiscation à durée indéterminée du pouvoir d’Etat. Le Rubicon a été franchi ce 10 avril avec l’annonce de la « suspension des activités des partis et des associations à caractère politique ». Et ce, « avec effet immédiat », selon la formule incantatoire désormais consacrée de la junte. Dans la foulée, un décret gouvernemental, relayé par la Haute Autorité de la Communication (HAC) a ordonné aux médias « l’arrêt de toute diffusion et publication des activités des partis politiques et des activités à caractère politique des associations ».
Mandat illégal illimité
Ces mesures ont provoqué une véritable stupeur au sein de l’opinion, y compris chez nombre de partisans du régime qui ont avoué, à travers divers canaux, n’avoir pas imaginé que le gouvernement « irait si loin ». Pourtant, les signaux constitutifs de cette logique se sont multipliés depuis deux ans. Régulièrement, nous en avons relevé les manifestations et indiqué les destinations. Les étapes du film de cette transition militaire d’un genre nouveau auront été terriblement prévisibles. A ceux qui en ont douté, la réalité apparaît désormais dans sa terrible nudité. Après l’annonce de la « suspension des activités » des partis politiques – autrement dit, leur interdiction pure et simple -, l’inénarrable Premier ministre «civil» Choguel Kokalla Maïga s’est trouvé obligé de se livrer à une explication de texte, en précisant que la transition se poursuivra, tant que «la phase de stabilisation» du territoire ne sera pas achevée. Autant dire que la fin de la transition peut attendre… indéfiniment. Devrait-on encore désigner comme une transition ce qui se transmue irrésistiblement en un mandat illégal illimité ?
La junte malienne qui ne boude pas ses propres contradictions, s’est, dans le même temps, lancé dans l’organisation d’un « dialogue inter-Maliens », aux objectifs insaisissables. Prévu pour une durée d’un mois, le « dialogue » qui a officiellement démarré ce 13 avril, a été rejeté par les partis politiques qui continuent d’exiger « l’organisation d’élections présidentielles dans les meilleurs délais ». En effet, comment inviter les « forces vives » à dialoguer dans l’unité et la concorde, après avoir, quelques jours auparavant, littéralement dissous les partis politiques et les associations représentatives des diverses sensibilités du pays ?
Alors que les formations politiques et les médias expriment leur détermination à passer outre les dernières mesures, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme a exhorté les autorités maliennes à les abroger « immédiatement », en rappelant qu’« un espace civique ouvert et pluraliste est la clé des droits de l’homme, de la paix, de la sécurité et du développement durable ». L’Union africaine a, par la voix du président de la Commission, Moussa Faki Mahamat, déploré ces mesures « de nature à entraver le processus de transition ». Il a fait part de « sa vive inquiétude », et invité les autorités de Bamako à « travailler à une feuille de route visant à achever le processus de transition ». Dénonçant des décisions « liberticides » et porteuses de tous les dangers, plusieurs acteurs politiques et de la société civile mettent en garde la population contre l’émergence d’une dictature, et en appellent à des « actions de désobéissance civile jusqu’à la chute du régime ». Pour de nombreux Maliens, le seuil de tolérance semble avoir été atteint, avec un régime illégal s’autorisant toutes les audaces dans un pays où les citoyens, y compris ceux qui applaudissent les putschistes, n’ont, au fond, jamais renoncé aux vertus de l’Etat de droit et du respect des libertés fondamentales.
L’hypothétique danse Niger-Russie
Pendant ce temps, au Niger… Début avril, les conseils régionaux et municipaux issus du système électif d’avant le putsch du 26 juillet 2023 ont été dissous par une ordonnance signée du chef de la junte, le général Abdourahamane Tiani. Les membres de ces institutions sont remplacés par des « administrateurs délégués », nommés par le régime. Cette nouvelle architecture administrative devrait servir de socle de légitimité à ce pouvoir qui a supprimé le mot « transition » de son lexique. Qu’on se le dise : le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) aux commandes de l’Etat est désormais parti pour durer. La promesse faite par le général Tiani d’une « transition qui ne devrait pas durer plus de trois ans » n’est plus qu’un insignifiant égarement de langage. Face à cette évolution de la situation politique, les voix contestataires sont quasiment inaudibles. Après le putsch de juillet 2023, les arrestations arbitraires, les menaces adressées aux médias et les agressions de journalistes ont très tôt illustré la profonde hostilité de ces hommes en treillis envers le pluralisme et le débat contradictoire. Déjà, en août 2023, un journaliste nigérien confiait à l’ONG Human Rights Watch que « l’autocensure est devenue une tactique de survie pour beaucoup d’entre nous, en particulier ceux qui ont pris leurs distances avec les opinions et actions des nouvelles autorités ». Sous le régime du CNSP, nul besoin d’émettre un décret pour interdire l’activité des partis politiques ou mettre au pas les médias. Cela s’est produit spontanément, sans la moindre annonce.
Ayant rompu tous les liens diplomatiques du Niger avec ses partenaires internationaux – Cédéao, France, Etats-Unis, Canada –, tout en prenant ses distances à l’égard des instances régionales des Nations Unies, le CNSP peut à présent dérouler son agenda à huis clos. Seul partenaire sollicité pour soutenir cettehypothétique danse, la Russie. Dans le cadre de la nouvelle coopération avec Moscou, des « instructeurs » russes sont arrivés à Niamey le 10 avril dernier. Objectif déclaré de leur mission : l’installation d’un système de défense pour contrôler et protéger l’espace aérien du Niger. Cette mission suscite la perplexité des experts qui s’interrogent sur la pertinence d’un tel dispositif face à la menace terroriste et les spécificités de laguerre asymétrique qu’elle impose à l’Etat. Quelques semaines plus tôt, le 16 mars dernier, la junte a brutalement annoncé l’arrêt de la coopération militaire avec les Etats-Unis, dans un contexte marqué par une dégradation continue de la situation sécuritaire. Commentant cette décision qui n’a été assortie d’aucune explication rigoureuse, Abbas Abdoul Moumouni, expert nigérien en sécurité relève que « a priori, la disparition ou le retrait de l’apport américain aura des conséquences en matière de contribution à la lutte contre le terrorisme au Sahel, contre la criminalité organisée transnationale ». La gestion du pouvoir d’Etat se transforme en une hasardeuse entreprise, découlant du seul bon droit et des inspirations de la junte.
Pendant ce temps, au Burkina Faso… Ici, ceux qui ont continué de croire qu’il existait encore quelques brèches de libre expression ont fini par comprendre que le processus démocratique n’est plus qu’une vue de l’esprit. Les partis politiques n’ont plus droit de cité, ayant été, après le coup d’Etat de septembre 2022, « suspendus jusqu’à nouvel ordre ». L’ordre règne à Ouagadougou. La violence d’Etat étend son empire et supplante tous les principes constitutionnels. La Russie de Vladimir Poutine est le modèle, la référence et l’horizon du régime militaire. Maître de toutes choses, le capitaine Ibrahim Traoré, président du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR), poursuit son projet de présidence à durée illimitée. Au Burkina Fasoaussi, le mot « transition » n’a plus cours…
Par Francis Laloupo, Journaliste, Enseignant en Géopolitique.